
Note: dans ce texte, que l’on pourrait considérer en quelque sorte comme un conte de Noël, David des Ordons révèle toute sa grâce et sa sensibilité. Nous espérons que ces lignes sauront retenir l’attention des «diseuses» et des «diseurs», portant haut et clair la prose lumineuse de notre auteur combier.
La veille de Noël, j’ai dû faire quérir en grande hâte la petite Jeanne Grept, des papiers restés au Lieu…
Cette brève note, tirée d’un cahier du vieux secrétaire Golay, nous reporte aux derniers temps de son activité vers 1780, déjà bien diminuée par les infirmités.
Jeanne Grept, orpheline, fut élevée par le cordonnier Pierre Chanson et sa femme, la Chansonne, établis depuis quelques années Vers-chez-le-Maître. Elle avait à cette époque environ 12 ans. D’un caractère docile et parfaitement dévoué, elle gagna la confiance du vieux fonctionnaire qui la chargeait souvent de missions de confiance qu’elle remplissait toujours avec fidélité.
… Assis près de son poêle en fonte, ses jambes enfouies dans une vieille chancelière, le secrétaire Golay voyait s’achever cette après-midi dans une précoce demi-obscurité.
La neige, qui jusqu’à ce jour avait retardé son arrivée, s’était mise à tomber doucement. La terre, depuis longtemps gelée, la recevait sans aucun déchet et blanchissait rapidement. Cette fois, sans doute, c’était l’hiver.
- anchette, dit le recteur à sa femme de charge, vous ferez le marandon 2 pour cinq heures et vous le tiendrez au chaud jusqu’à l’arrivée de Jeanneton qui, je l’espère, ne tardera pas, car je crains que le vent ne se lève avec le soir et que le temps ne se gâte tout à fait.
Le marandon une fois consommé, du café au lait avec du pain et du séré, le bon magistrat reprit sa rêverie. Oui, sans doute, il aurait dû prévoir ce changement. Jeanneton aurait dû partir une heure plus tôt et avancer d’autant son retour. Pourtant il n’était pas inquiet. D’autres fois déjà elle avait voyagé de nuit, n’étant pas peureuse du tout.
La nuit tombait tout à fait. Un gémissement traversa la maison. Le vent pleurait à la porte que quelqu’un venait d’ouvrir. C’était un voisin, le vieux Siméon, un habitué de la veillée.
Il entra sans frapper mais avec un bonsoir familier et prit place auprès du feu.
- ous aurons demain matin un pied de neige, dit-il. Le vent est faible pour le moment, mais il souffle sur le Risoud. C’est l’hiver.
Puis la discussion s’engagea entre les deux vieillards auxquels se joignait parfois la Fanchette. Des phrases souvent répétées, les mêmes sujets, les mêmes inquiétudes revenant sans cesse dans la vie rustique de ces montagnards. Sept heures sonnèrent bientôt à la vieille horloge. Le secrétaire lui jeta un regard inquiet.
Jeanne a eu sans doute un petit retard, disait Siméon, on ne sait jamais, sur un chemin aussi long…
Jeanne Grept s’étant acquittée ponctuellement de sa commission auprès du notaire du Lieu, prit l’escabeau qu’on lui offrait et attendit patiemment la réponse en regardant tomber la neige qui l’avait rattrapée en cours de route et couvrait tout de son blanc manteau. Mais la petite était rassurée, car elle connaissait la route qui en serait éclairée, même en sous bois, d’une faible lueur.
Le notaire enfin rentra, lui remettant un petit paquet grisâtre qu’elle serra soigneusement dans son sac de cuir, invention de la Chansonne, bien fermé par une courroie. Puis, restaurée d’une pleine écuelle de lait avec un bon morceau de pain noir, elle reprit sa route. Celle-ci court d’abord le long du pâturage. La neige qui l’avait peu à peu recouverte sabotait légèrement, ce qui retardait d’autant la marche. Puis, après le clédar de Pré Lionnet, elle entra dans le sous-bois où la nuit était déjà noire. Jeannette allait d’un bon pas et pour rendre le temps plus court, elle pensait au lendemain, à la belle fête de Noël. Fête bien modeste, sans doute, sans arbre ni aucun cadeau, mais où les cloches sonneraient pour la naissance du Sauveur, où le chœur de l’Eglise chanterait le beau cantique de Zacharie, le seul, ou à peu près, connu de ce temps-là. Elle n’en savait qu’une partie qu’elle se mit peu à peu à fredonner: Béni soit à jamais le grand Dieu d’Israël… Sa voix s’élevait peu à peu plus claire dans la nuit, dominant la chanson des sapins que le vent faisait vibrer par moments.
«La maison de David, ce grand Roi des Hébreux, nous va donner bientôt un sauveur glorieux». Et pendant que l’enfant poursuit sans défaillance son chant et son chemin, la solitude s’étend plus profond sur la vaste forêt. Alors d’un de ses plus noirs fourrés, là-bas, au pied du Risoud, quelque chose a surgi: une tête ronde, des oreilles droites, la double scie d’une formidable mâchoire. Puis de fortes épaules garnies d’une sorte de pelisse épaisse et rude: c’est Maître Gris, le loup, seigneur incontesté du pays depuis que Maître Brun, le dernier ours, a succombé de vieillesse dans sa tanne du marais. Le voici hors de son fourré. Il hume l’air d’alentour et aussitôt part en chasse. Ses longues pattes s’impriment dans la neige fraîche que les ongles découpent en éventail, tandis qu’en arrière, l’arpion, signe distinctif de la race, dessine une pointe aiguë.
Vieux rouleur de halliers, il a depuis longtemps éliminé de ces territoires ses congénères moins robustes. C’est donc dans une parfaite tranquillité que, louvoyant de combe en combe, il parvient à la lisière des champs. Mais ici, dans les confins habités par l’homme, sa crainte se réveille tout entière et pendant longtemps, à l’abri des sapins, il flaire et observe les alentours.
Il reconnaît d’abord une odeur de chair morte. Le cadavre d’un veau traîné près d’un étang par les montagnards et que le loup hésite encore à dévorer, repris sans cesse par la crainte atavique du poison. Puis soudain son oreille se dresse. Très loin, de l’autre côté de la Combe Noire, il a perçu un son qui l’émeut toujours profondément. Il n’en peut douter, c’est la voix d’un être humain, celle d’une femme ou d’un enfant.
Malgré le léger frisson qui l’agite à ce son toujours redouté, il prend sa course à travers les prés, franchit les sagnes et, suivant toujours son instinct, s’approche peu à peu du grand chemin au bord duquel il vient se tapir sans qu’une feuille de buissons ait seulement vibré.
La voix qui s’était tue reprend alors beaucoup plus rapprochée et Jeanne Grept paraît à un détour du chemin: «Ô bienheureux enfant qui sert de précurseur au Rédempteur du Monde…» La bête se tasse au plus épais du buisson, l’enfant passe devant elle, le visage illuminé d’un rayon de joie et parfaitement inconsciente du danger qu’elle court. Alors le loup se sent secoué d’un long frisson à l’ouïe de cette voix quasi-divine. Réminiscence vague des temps lointains où les loups eux-mêmes participaient au bonheur universel? Peut-être. Quoiqu’il en soit, la tête dressée vers le ciel, dans une sorte de gémissement, le loup semble reprendre et continuer le chant de la fillette. Celle-ci, effrayée, s’enfuit sur le chemin pendant que la plainte lugubre et sauvage se poursuit dans la nuit.
Il était bien près de 9 heures quand le loquet de fer de la porte du recteur, vibrant une fois de plus, annonça le retour de Jeannette.
Toujours gentille et discrète, elle rendit sa commission puis accepta le modeste souper du vieux magistrat ainsi que ses remerciements. Puis celui-ci, tirant de dessous la table un petit sac:
- eannette, dit-il, ceci est ton Noël, un cent de noix et quelques châtaignes que j’ai gardées à ton intention.
A la vue du sac les yeux de Jeannette s’allumèrent de joie. Un cent de noix pour passer Noël, rêve souvent caressé et pas toujours réalisé par plus d’une famille combière.
Un peu plus tard, chez les Chanson, on en cassait quelques-unes et l’oncle Pierre demandait:
- lors Jeannette, ce voyage s’est bien passé?
- out à fait, disait la fillette. Pourtant, en Combenoire, il y avait une espèce de fou qui m’a contrefaite quand je chantais.
David des Ordons
1. FAVJ du 24 décembre 1936, texte signé David des Ordons.
2. Le souper. Auguste Piguet en donne une définition quelque peu différente, que voici: Pris aux champs, à l’époque des semailles et des labours, le déjeuner portait le nom spécial de maraédon; on se réjouissait d’avance, comme d’une fête, de marendonner. La ménagère, tenant d’une main un immense panier à couvert rempli de tasses, de pain et de fromage, de l’autre un volumineux bidon de café au lait, faisait apparition. Juchés sur une vieille charrue de bois, la herse ou sur une brouette renversée, les membres de la famille et leur aides bénévoles ou de circonstance, appréciaient fort ce repas virgilien. Vieux métiers de la Vallée de Joux, Le Pèlerin, 1999, page 0118. Les quatre heures aux champs, quoi!